La chambre commerciale de la Cour de Cassation a rendu un arrêt de rejet le 16 septembre 2014 (Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-13.880, FS P+B+R+I : JurisData n° 2014-021059) dont la problématique était de savoir quel tribunal est compétent en cas d’abordage dans les eaux territoriales françaises entre navires battant pavillons différents.
En mai 2008, deux navires de plaisance entrent en collision au large de Dunkerque. Le premier, le “El Delphin” auteur de l’abordage, propriété d’une personne domiciliée au Luxembourg, bat pavillon luxembourgeois. Le second, le “Ultreia”, bat pavillon français. Le propriétaire de l'”Ultreia”, domicilié en France, est indemnisé par ses assureurs, lesquels, dans leur action subrogatoire, saisissent le tribunal de grande instance de Dunkerque.
Le défendeur conclut aussitôt à l’incompétence du tribunal, exception que la cour d’appel de Douai accueille. Sur pourvoi, la Cour de cassation (on notera que c’est bien la chambre commerciale et non la première chambre civile qui se prononce : l’abordage est en effet une question de droit maritime, lequel relève de la matière commerciale par excellence) en approuve l’analyse et écarte en conséquence la compétence du tribunal de Dunkerque.
Comment dès lors régler ce conflit de juridiction lorsque le litige a eu lieu en France (dans ses eaux territoriales), entre deux ressortissants battant un pavillon différent, mais pour autant membre de l’Union Européenne, voir membre d’une convention spécifique à cette question ?
La question mérite d’être posée, car force est de constater que les navires impliqués dans la collision battaient tous deux pavillon de deux États parties à la Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 (pour l’unification de certaines règles relatives à la compétence civile en matière d’abordage).
C’est ainsi que, selon la Cour de cassation et dans ses termes, pour déterminer la juridiction compétente, la Convention en question doit seule être consultée en application de son article 8 (qui prévoit que les dispositions de ladite convention sont applicables à tout navire battant pavillon d’un État contractant).
Il est d’ailleurs précisé que ce texte n’a ni pour objet ni pour effet d’autoriser un tribunal saisi en dehors des cas limitativement énumérés à l’article 1er de la Convention à retenir sa compétence au regard des critères de la loi du for.
Aussi est-il utile de rappeler qu’entre terme de conflit juridictionnel, l’article 1 précise que l’action du chef d’un abordage survenu entre navires de mer pourra être intenté uniquement :
– Soit devant le tribunal de la résidence habituelle du défendeur (il s’agira en l’espèce du français),
– Soit devant le tribunal du lieu où une saisie a été pratiquée sur le navire défendeur […],
– Soit devant le tribunal du lieu de l’abordage lorsque celui-ci est survenu dans les ports et rades ainsi que dans les eaux intérieures.
En l’espèce, le litige a eu lieu dans les eaux territoriales françaises, soit dans les 12 milles depuis la ligne de base. Pour pouvoir justifier l’usage de l’article 1, et régler le problème de conflit juridictionnel, il faudra considérer juridiquement que les eaux territoriales françaises constituent des eaux intérieures. Difficile à faire, vu que la Convention de Montego Bay dans son article 8 précise que les eaux intérieures sont les eaux incluses entre le rivage et la ligne de base (les ports, les rades, les estuaires, les baies historiques, sont dans les eaux intérieures).
C’est ce qu’a considéré souverainement la Cour d’appel, et c’est ce qu’a sanctionné ensuite la Cour de cassation : “en décidant, pour écarter la compétence du tribunal de grande instance de Dunkerque, que l’abordage n’étant pas survenu dans les ports et rades, ni dans les eaux intérieures mais dans les eaux territoriales françaises, le tribunal du lieu de l’abordage n’était pas compétent pour connaître du litige, bien que les conséquences d’un abordage survenu dans les eaux territoriales françaises relève de la compétence des juridictions françaises, la cour d’appel a violé l’article 1.1, c, de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles relatives à la compétence civile en matière d’abordage du 10 mai 1952“.
Le lieu de l’abordage n’est donc un critère attributif de compétence que s’il est situé dans les eaux intérieures, ce que ne sont pas les eaux territoriales.
Ainsi, en cas d’abordage entre navires de nationalité différente dans les eaux territoriales françaises, quel sera le tribunal compétent ?
La compétence s’appréciera donc en principe en tenant compte de la convention de Bruxelles de 1952, si tant est que les parties au litige ne soient pas ressortissants du même État et qu’ils en soient membres.
Avec cet arrêt, la Cour de cassation apporte sa contribution sur l’usage de ce texte auxquelles les juridictions ont si rarement fait référence, et vient éclairer certaines dispositions à la vue de certaines difficultés du texte.
Par exemple, précision sur l’article 8 de la convention qui prévoit que ce texte “n’a ni pour objet ni pour effet d’autoriser un tribunal saisi en dehors des cas limitativement énumérés à l’article 1er de la Convention à retenir sa compétence au regard des critères de la loi du for”, cela signifie que la convention s’applique dès l’instant que les navires impliqués dans la collision battent pavillon d’un État contractant si du moins les « intéressés » (ce qui renvoie, semble-t-il, aux personnes, responsables de l’abordage, tiers, propriétaires des marchandises, passagers, et non aux navires en cause) ne sont pas ressortissants du même État que le for saisi.
L’article 8, 2°) précise d’ailleurs que lorsque tous les intéressés sont ressortissants du même État que le tribunal saisi, c’est la loi nationale et non la Convention qui est applicable”.
En d’autres termes, si la Convention ne s’applique pas, il faut revenir au droit national et en droit français à l’article 1er du décret n° 68-65 du 19 janvier 1968 relatif aux événements de mer.
Selon ce texte, sont compétents le tribunal du domicile du défendeur, le tribunal du port de refuge atteint en premier par l’un ou l’autre des navires ou le tribunal du lieu de la saisie et, si l’abordage est survenu dans la limite des eaux soumises à la juridiction française, le tribunal dans le ressort duquel la collision s’est produite.
En cas d’abordage ordinaire si l’on ose dire, l’article 1er de la Convention détermine les tribunaux compétents. En cas d’abordage extraordinaire, mettant en cause plus de deux navires (les « carambolages » en mer ne sont, heureusement, pas fréquents), l’article 3 retient d’autres critères de compétence, tout simplement parce que les précédents, ceux qui sont énoncés à l’article 1er, sont trop difficiles, voire impossibles, à mettre en oeuvre.
Le lieu de l’abordage peut également fonder, aux yeux de la Convention, la compétence des tribunaux en matière d’abordage, si l’événement s’est produit dans un port, dans une rade ou dans les « eaux intérieures ». C’est un chef de compétence qui se comprend parfaitement dans la mesure où le droit de l’abordage est dominé par l’idée de faute. Ce lieu, c’est le lieu de la collision (même si l’abordage ne suppose pas nécessairement un heurt physique). En l’espèce, l’abordage avait eu lieu au large de Dunkerque, mais en-deçà de la limite de 12 milles marins des eaux territoriales.
La question posée était de savoir si la délimitation des eaux faite par la Convention sur le droit de la mer (Montego Bay) s’imposait dans l’interprétation du texte de l’article 1, 1., c), de la Convention de 1952. Sans doute cette dernière Convention parle-t-elle d’« eaux intérieures ». Mais au moment de sa rédaction, cette notion n’était pas aussi précise qu’aujourd’hui eu égard à la définition donnée par la Convention de Montego Bay. D’où l’idée de soutenir que la notion d’eaux intérieures au sens du texte sur l’abordage renvoie aux eaux sous souveraineté nationale et non aux eaux délimitées par la ligne de base des eaux territoriales.
La Cour de cassation, ici encore, écarte l’argument en se fondant purement et simplement sur la Convention de Montego Bay considérée comme la voix de la “coutume internationale”, bien que la Convention de Bruxelles de 1952 visée soit antérieure à la Convention du droit de la mer.
On ne saurait trouver quoi que ce soit à redire, d’autant que nous avons nous-mêmes toujours pensé que la Convention de Montego Bay, ratifiée ou non, avait une valeur de référence et pouvait avoir des effets dans des relations entre personnes privées et pas uniquement dans des relations interétatiques.
On retiendra donc que le tribunal du lieu de l’abordage est compétent si l’abordage survient dans un port, dans une rade ou encore dans les eaux qui se situent en-deçà de la ligne de base des eaux territoriales. Mais ce tribunal perd toute compétence si l’abordage se produit au-delà de cette ligne de base. Ainsi lorsqu’un abordage se localise dans les eaux territoriales françaises et si les critères de compétence de l’article 1, 1., a) et b), de la Convention de 1952 ne sont pas réunis, la compétence (civile) des tribunaux français est-elle écartée. A fortiori en est-il en cas d’abordage dans la zone économique exclusive ou en haute mer.
Si l’on revient à l’espèce, on observera que les assureurs subrogés ont été renvoyés à mieux se pourvoir et par conséquent à agir devant le tribunal de la résidence habituelle du débiteur en application de l’article 1, 1. a), de la Convention de 1952. L’auteur de l’abordage étant domicilié au Luxembourg, c’est donc un nouveau contentieux qui échappe aux juridictions françaises, malgré des rattachements très étroits avec la France : navire “victime” sous pavillon français et événement dans les eaux sous juridiction française.
L’observation fournit une raison supplémentaire de penser que les règles de la Convention de 1952 ne sont plus pertinentes et qu’elles mériteraient d’être supplantées par celles du règlement européen.